41. SAINT-EX
Je reste longtemps plongé dans les yeux profonds d’Aphrodite.
— Tu es en danger, Michael, profère-t-elle. Tu incarnes celui qui paye pour les autres. Ton peuple paye pour réduire le totalitarisme, toi tu payes pour défendre des valeurs de liberté. « Ils » ne te rateront pas.
— Qui ça « ils », les autres élèves ?
— Pas seulement…
Elle se retourne, regarde à gauche et à droite comme si elle craignait d’être entendue puis chuchote à mon oreille :
— Tu ne peux pas imaginer ce qu’il se passe vraiment ici. Si tu savais… Personne ne peut imaginer ce qu’est vraiment le monde des dieux. Oh ! comme je regrette parfois de ne pas être ignorante. Oh ! comme je regrette parfois de ne pas être… mortelle.
Son visage se modifie en prononçant ce mot.
Son comportement est celui d’une personne aux abois. Un peu comme Jules Verne qui le premier jour m’avait ordonné de ne pas monter sur la montagne et de ne pas essayer de savoir ce qu’il y avait là-haut.
— Personne ne peut imaginer la vérité, répète-t-elle.
— Mais les mortels sont manipulés par nous, les dieux, n’est-ce pas ?
— Les mortels n’ont pas à prendre de décisions vraiment importantes. Et… ils ne savent pas vraiment dans quel monde ils vivent. Mais nous, nous savons… nous n’avons donc aucune excuse.
— Je ne comprends pas.
Aphrodite se presse contre moi et je sens sa douce poitrine qui touche ma peau dans l’entrebâillement de ma toge. Elle prend ma main et la glisse dans l’échancrure pour que je prenne son sein dans ma paume. Une décharge électrique parcourt tout mon corps. Ma main se transforme en récepteur ultrasensible. J’ai l’impression de percevoir le moindre de ses pores, la moindre de ses veines affleurant sous la peau, son téton, large, est légèrement moite. À cette seconde j’aimerais que fusionnent ma main et son sein.
— Heureux ceux qui ne comprennent pas. Comme j’aimerais ne pas comprendre.
J’ai envie de l’embrasser à pleine bouche, mais alors que je fais mine d’approcher mes lèvres des siennes, elle me repousse faiblement, puis avec fermeté.
Son sourire semble accablé.
— Ne renonce jamais à tes rêves, Michael, ne renonce jamais et surtout trouve ce qui peut être mieux que Dieu et pire que le diable. Par pitié, trouve, et tu m’auras entièrement.
Elle se presse à nouveau contre mon corps.
Je suis dans sa beauté, je suis dans sa grâce, je suis dans son aura d’amour. Les photos des mondes morts qui nous entourent ajoutent au paradoxe de l’instant. Éros et Thanatos. L’énergie de vie inséparable de l’énergie de mort.
J’aimerais que cette seconde dure une éternité. J’aimerais que nous trouvions un lit pour y habiter définitivement, nus sous les draps, sans manger ni dormir. Au début, privilège des dieux immortels, nous ne ferions que nous caresser durant les cent premières années. Pour entretenir le désir. Puis, les siècles suivants, nous essaierions ensemble de réinventer le Kâma-Sûtra en imaginant des figures inconnues. La sensualité des dieux, la sexualité des dieux, l’apothéose des sens divins. Juste moi et Aphrodite. Moi et l’être qui m’obsède.
Déjà elle s’enfuit.
— Ne t’occupe pas de moi, sauve les tiens, sauve-toi, me lance-t-elle.
Je reste seul dans la rue d’Olympie. Songeur et souriant.
Quelle femme. Quelle femme. Quelle femme.
— Hé ! Michael !
Antoine de Saint-Exupéry me hèle de loin :
— Il faut que je te parle, c’est important.
Je ne réponds pas. Ses mots mettent du temps à parvenir à mes oreilles.
— Viens, suis-moi. J’ai quelque chose d’important à te demander mais d’abord il faut que je te montre quelque chose.
Je me laisse entraîner. En chemin il s’exprime à toute vitesse.
— Il faut que je te dise… Le Léviathan… j’ai enfin compris. Sais-tu que le Léviathan n’a jamais existé sur Terre 1 ?
Peu à peu, j’arrive à l’écouter.
— Ici « ils » font exister les fantasmes de notre imaginaire mortel. Ils cristallisent nos rêves. Nous croyons à l’Olympe : le voilà. Nous croyons à Aeden : nous y voici. Et il en va de même pour les sirènes, les griffons, les chérubins.
J’ai repris mes esprits.
— Tu veux dire qu’Aeden n’existe que dans nos esprits…
— Non. J’ai dit qu’ils le « cristallisent ». Ce qui est au fond de nos têtes, ils le transforment en réalité. Tu crois dans le Grand Dieu ? Eh bien, « ils » font exister le Grand Dieu !
« Je crois en l’amour et ils font exister Aphrodite…», pensé-je.
Saint-Exupéry montre le sommet nuageux de l’Olympe qui ne brille pas mais dont les nuages irisés reflètent les trois lunes.
— De même que toi, tu croyais en Hannibal, tu l’as fait exister. Marilyn Monroe croyait dans les Amazones. Elle les a fait exister.
— Mais Hannibal a existé ! m’offusqué-je.
— Ici, vrai ou faux, cela n’a plus d’importance. Ce qui importe c’est que la chose existe dans l’esprit d’un des habitants d’Aeden. Le Léviathan, c’était une légende inventée par les Phéniciens et les Carthaginois pour effrayer les autres peuples afin qu’il ne leur prenne pas l’envie de les suivre et de les concurrencer dans leurs voyages. C’est comme l’Atlantide…
— L’Atlantide ?
L’aviateur-romancier me prend par l’épaule.
— Mais oui, l’Atlantide. Ne nie pas l’évidence. Je ne suis pas le seul à avoir deviné d’où t’est venue l’idée de ta grande île de la Tranquillité. C’est dans notre esprit, donc ça se met à exister.
— Pourquoi ? Je ne comprends pas.
— Parce que quelqu’un, quelque part, a décidé de nous offrir ce cadeau. Mais la question demeure : Est-ce nous qui imaginons ce monde, ou ce monde qui nous imagine ? Georges Méliès nous a montré quelque chose de déterminant avec ses tours de magie. On croit choisir mais on ne choisit pas. Nous nous conformons à un scénario déjà rédigé quelque part. Comme dit l’adage : « Tout est écrit. »
Je réfléchis, troublé.
— Ce qui nous arrive n’est pas issu de nos rêves ou de notre imagination mais de notre mémoire.
Saint-Exupéry poursuit :
— Dans ce cas, il reste à savoir pourquoi « Ils » nous mettent le nez dans notre passé.
Alors que la pièce de théâtre continue de se dérouler dans l’amphithéâtre et que nous entendons résonner le chœur des Charités, Saint-Exupéry propose de nous rendre dans l’atelier de Nadar. Nous quittons la cité par un passage secret et marchons, de plus en plus vite, vers la forêt.
— Peut-être y a-t-il un secret caché dans l’histoire de l’humanité de Terre 1. Un secret que nous n’avons pas décelé. Alors, plutôt que de nous faire relire les livres d’histoire, qui de toute façon ne sont que de la propagande en faveur des vainqueurs, ou défendent des points de vue politiques partisans, « Ils » nous font vivre le déroulement réel des événements. Et en prenant les décisions nous comprenons vraiment ce qu’il est arrivé.
J’ai l’impression qu’il touche à quelque chose d’essentiel.
— J’adore l’étymologie, dit-il en dégageant de grandes fougères, la science de l’origine des mots. On évoque souvent l’Apocalypse. Sais-tu ce que veut dire le mot Apocalypse ?
— La fin du monde ?
— Non, ça c’est le sens commun, pas le sens véritable. Du peu que je me souviens de mes cours de grec. Littéralement, l’Apocalypse signifie : « la levée du voile ». C’est-à-dire que le jour de l’Apocalypse sera révélé aux hommes ce qui est caché derrière le voile, la vérité derrière le tissu de mensonges.
— C’est troublant, dis-je, mais quand j’étais sur Terre 1, il y avait un grand débat pour ou contre le voile.
— C’est un signe parmi beaucoup d’autres. La levée du voile c’est la révélation ultime du réel à tous ceux qui vivaient dans l’illusion. C’est pour cela que l’Apocalypse est assimilée au Jour Dernier. On considère que voir la vérité tue.
Ses propos me rappellent une phrase de Philip K. Dick qu’avait notée Edmond Wells dans son Encyclopédie : « La réalité, c’est ce qui continue d’exister lorsqu’on cesse d’y croire. » Le monde objectif au-delà de toutes les croyances des hommes. De tous les voiles.
Ce que dit Saint-Exupéry me semble soudain logique. « Ils » nous mettent le nez dans nos croyances pour pouvoir nous révéler ensuite qu’il ne s’agit que de croyances. Après seulement ils peuvent nous montrer cette vérité que nous refusons d’admettre.
Reste la lueur sur la montagne.
— Mais quand nous jouons, c’est nous qui décidons de la manière dont nous jouons.
— En es-tu si sûr ? Rappelle-toi encore le tour de magie de Méliès. Quelles que soient les coupes, tu obtiens un résultat déjà défini à l’avance…
De fait, ce tour était déroutant.
— Tu repars ce soir en expédition pédestre avec tes amis ? demande l’auteur du Petit Prince.
— Oui, peut-être, je ne sais pas encore. Il ne reste plus grand monde de notre petit groupe de Théonautes.
Méliès, Mata Hari… Raoul.
Saint-Exupéry hoche la tête, compréhensif. Je sais que le groupe des Aéronautes a perdu beaucoup de ses membres. Clément Ader, Montgolfier… Saint-Exupéry signale qu’il compte néanmoins poursuivre leur exploration. Il me propose d’accélérer le pas.
Nous voyons à bonne distance La Fayette, Surcouf et Marie Curie qui transportent des sacs à l’aspect très lourd. Les Aquanautes doivent être occupés à la construction de leur bateau. Nous nous lançons un salut complice, d’explorateurs aériens à explorateurs marins. À chacun son mode d’exploration.
Nous nous éloignons encore d’Olympie.
Saint-Exupéry me mène dans l’atelier secret où je les ai aidés jadis à coudre la toile de la montgolfière. De nouveaux outils sont visibles ainsi qu’une grande table sur laquelle une bâche recouvre un objet de taille imposante.
— Montgolfier avait fabriqué un aéronef propre à son temps, explique Saint-Exupéry. À l’époque, se soulever juste un peu au-dessus du sol suffisait à émerveiller les populations. Mais comme tu t’en es aperçu, ici, cela ne suffit pas. Et puis, on ne pouvait pas le diriger.
Nadar, qui était en train de bricoler à la lumière d’une bougie, abandonne son établi et vient me saluer. Il devait être là depuis le début de la pièce de théâtre.
— Content que tu sois à nouveau avec nous, dit l’ancien photographe autrefois ami de Jules Verne.
Nous nous donnons l’accolade.
— Tu lui as raconté ? demande-t-il à Saint-Exupéry.
— Je lui ai dit que le mot Apocalypse signifiait la levée du voile. C’est à toi que je laisse l’honneur de lui dévoiler notre nouvelle vérité.
Nadar, avec des gestes lents, ôte la grande bâche. Il révèle ainsi ce qui me semble un genre de vélo en bois nanti d’un système de courroies, lequel transmet un mouvement de pédalier à une hélice. Au-dessus, mes acolytes du moment ont placé une corbeille contenant une marmite.
— C’est quoi, tout ça ?
— Un engin de type montgolfière, mais dirigeable, celui-là, précise l’aviateur. Comme tu vois, ce vélo est doté de deux sièges, c’est un tandem. Il faut au moins être deux pour fournir l’énergie nécessaire à la propulsion de cette machine. Nous allons y travailler toute la nuit. Demain ou après-demain, mon aéronef sera prêt.
— Consentirais-tu à servir de second navigateur pour mon dirigeable-tandem à hélice ? demande Nadar.
— Pourquoi moi ?
— Il est arrivé un petit problème à mon associé, dit Saint-Exupéry.
Gustave Nadar soulève sa toge et exhibe un genou blessé.
— Le déicide ?
— Il m’a touché et je l’ai raté de peu. Cela dit, pour le dirigeable il faut des jambes en parfait état.
— Alors tu as vu le déicide ? Il est comment ?
— Il faisait sombre. Je n’ai vu que sa silhouette. Je n’ai même pas pu estimer sa taille.
Saint-Exupéry m’encourage :
— C’est important, Michael, nous avons besoin de toi. Veux-tu te joindre à nous pour une nouvelle aventure aérienne ?
Le souvenir de notre chute dans l’océan me reste bien net en mémoire. Il comprend mon hésitation.
— … Comme tout le monde, je suis les aventures de ton peuple dauphin, me rappelle-t-il. Je ne comprends pas toujours tes choix mais le spectacle et ses rebondissements sont prenants. Si tu n’étais pas si profondément concentré sur ton jeu, tu remarquerais vite que tous les autres élèves jettent régulièrement un coup d’œil en direction de tes dauphins. N’est-ce pas, Nadar ?
— C’est comme un feuilleton, confirme le photographe. Plus ton peuple endure d’épreuves, plus les autres s’avèrent injustes à son égard, plus c’est passionnant.
Que répondre ? J’ai créé un peuple dont les souffrances sont un « bon spectacle ». Je crois que je touche le fond.
— Et puis, malgré toutes les « difficultés » de l’histoire, tu es toujours vivant, alors que les hommes-scarabées et les hommes-lions, qui ont jadis été au faîte de leur gloire…
— … et qui t’ont persécuté, complète Saint-Exupéry.
— … ont finalement été éjectés du jeu. Même Proudhon, jadis en tête du triumvirat gagnant, Proudhon qui a fait trembler la planète tout entière avec ses hordes dévastatrices, est maintenant en mauvaise posture. Toi, tu es toujours là. Agaçant, affaibli, mais vivant.
— Pour combien de temps encore ? À la dernière partie, j’étais avant-dernier, rappelé-je.
Saint-Exupéry m’observe et ajoute :
— Nous, nous sommes des subversifs, ne l’oublie pas, Michael. Nous sommes hors norme. Alors ça agace tous ceux qui sont dans le système. Nous aurons toujours la majorité contre nous.
Je ne sais pas pourquoi il me parle maintenant du jeu. Il veut m’amadouer. Je m’efforce de m’intéresser au tandem.
— Vous le lancez comment, votre engin volant ?
— Il faut d’abord allumer le brasero supérieur pour gonfler la membrane à la manière d’une montgolfière, dit Nadar.
— On y grimpe alors, et, une fois dedans, on pédale pour déclencher l’hélice arrière. La manette, à l’avant sur le guidon, est reliée à une corde qui contrôle le gouvernail. Pour que tout fonctionne, il vaut mieux qu’il n’y ait pas trop de vent, sinon…
Je m’assieds à même le sol, un peu découragé.
— J’aurais vraiment besoin de vacances. L’épopée de mon Libérateur m’a complètement vidé.
— Tu retournes en expédition avec tes Théonautes, ce soir ?
Je vois leurs regards luire dans la lumière de la petite forge.
— Je ne sais pas. Je suis bien ici avec vous deux. Vous voulez partir quand ?
— Pas ce soir en tout cas. Pars avec eux. Nous, nous travaillerons à finaliser notre aéronef pour demain.
— Je peux vous aider ?
— Tu ne seras d’aucune utilité à l’atelier, alors que si tu t’avances plus haut dans la montagne, tu pourras guider le dirigeable lorsqu’il fonctionnera.
Pour achever de me réconforter, Saint-Exupéry pose sur mon épaule une main amicale.
— À cette heure, le Perséphone aux Enfers est sans doute sur le point de se terminer dans l’amphithéâtre. Retournes-y. Maintenant tu sais que tu as aussi une mission avec nous. Une mission pour plus tard.
Je regarde Nadar et Saint-Exupéry comme de nouveaux amis en option, au cas où les anciens me laisseraient tomber. Saint-Exupéry a le mot de la fin :
— Tout ce qui t’arrive est pour ton bien. Laisse-toi porter par les événements sans t’angoisser. Aussi surprenant que cela puisse paraître, même les épreuves les plus terribles, tout ce qui t’arrive est pour ton bien, répète-t-il. S’il y a un scénario écrit quelque part, je crois que le scénariste veut que nous réussissions.
Comme j’aimerais en être sûr. Comme j’aimerais savoir ce que le « Scénariste », comme il dit, a prévu pour mon personnage. Néanmoins la phrase s’imprime dans ma tête :
« Aussi surprenant que cela puisse paraître, même les épreuves les plus terribles, tout ce qui t’arrive est pour ton bien. »